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  • Photo du rédacteurCarolineSulzer

Un service à porto de trop (première partie)


Jacques regarde la photo de Solange, dans le cadre posésur son bureau. Il se demande comment cette jolie femme qui lui sourit tendrement, la tête penchée sur le côté, a pu se transformer en la créature grise et neurasthénique qui partage aujourd’hui sa vie. Tout a commencé il y a vingtans, avec cette grossesse difficile, qu’elle a passée alitée, puis avec la perte du bébé quelques heures après sa naissance par césarienne, deux mois et demi avant terme. Solange n’a jamais réussi à être enceinte de nouveau et s’est mise à vivre en recluse, la porte et les volets fermés. Parfois, Jacques se sent vaguement coupable de ne pas avoir davantage soutenu sa femme dans cette épreuve et d’avoir refusé d’adopter, alors qu’elle rêvait d’être mère. Alors, comme cette pensée le dérange, il la balaie d’un revers de l’esprit et se dit qu’au moins, il a mené à bien sa carrière et que sa femme ne manque de rien. Ce qui est certain, c’est qu’il préfère maintenant être au bureau qu’à la maison et que les weekends lui semblent bien longs.

 

Il faut dire que les journées sont très agréables depuis l’arrivée de sa nouvelle secrétaire, Claire. Depuis sa table de travail, Jacques aperçoit la jeune trentenaire à travers la porte ouverte. En ce 4 décembre, elle a distribué à ses collègues des graines de blé et a expliqué, avec son bel accent chantant :

 

- C’est une tradition de chez moi, en Provence : faire germer du blé à la Sainte Barbe porte bonheur pour le reste de l’année.

 

Jacques sourit, attendri. Il se dit que s’il était libre, il pourrait peut-être intéresser quelqu’un comme Claire. D’ailleurs, il lui semble avoir remarqué quelques sourires furtifs à son égard sur les jolies lèvres de sa secrétaire, etaussi le soin tout particulier qu’elle apporte à sa toilette.

Oui, c’est ça, il plait à Claire, mais elle est trop bien élevée pour se déclarer puisqu’il est marié.

Ce soir, c’est décidé, il règlera le problème.

 

De retour chez lui, vers dix-neuf heures, Jacques trouve Solange en robe de chambre, allongée sur le canapé du salon, avec le ronron d’un jeu télévisé en bruit de fond. La vaisselle du petit déjeuner s’accumule dans l’évier et des miettes jonchent la table et le sol de la cuisine.

 

Jacques soupire :

 

- Bonjour chérie, tu as passé une bonne journée ?

Il se fait alors la réflexion qu’il l’appelle « chérie » par habitude, bien qu’il ne la chérisse plus du tout et cela lui semble incroyablement triste.

- Parle moins fort, tu sais bien que j’ai la migraine.

- J’ai fait un saut chez Morand qui m’a donné un nouveau traitement pour toi.

 

Jacques remplit un verre d’eau et sort un tube de tranquillisants de sa poche. L’étiquette précise en lettres capitales : un comprimé par jour. Jacques jette un regard à Solange, avachie sur le sofa, la robe de chambre ouverte sur ses cuisses blanches et molles. Dans le verre,les dix comprimés du tube fondent dans un pschitt à peine audible. Sans un merci, Solange avale le breuvage effervescent en grimaçant.

 

Le médicament ne tarde pas à faire effet. Le regard et le cœur froids, Jacques observe sa femme sombrer doucement dans le sommeil. Il pense qu’il faudrait maquiller ça en suicide, tout le monde aurait pitié d’un veuf, Claire la première.

Soudain, Solange marmonne d’une voix pâteuse :

- Bertin…téléphoné….

Curieux, Jacques s’approche et l’entend répéter :

- Bertin a téléphoné. Il va épouser ta secrétaire.

Puis, dans un dernier soupir :

- On pourrait leur offrir un service à porto, on en a deux.

(À suivre le 23 décembre)


 

 

 

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