(Deuxième partie)
(Joseph) - Tu es sûre d’eux ?
(Simone) - Que veux-tu dire ?
- On ne peut faire confiance à personne.
- Comment as-tu atterri dans la police ?
- L’école a fermé en 40, deux ans après ton départ, alors il a bien fallu trouver un travail. Et je ne savais pas qu’on me ferait faire les basses besognes.
- Tu aurais pu démissionner…
- Si je suis pris, c’est le peloton d’exécution.
- Qu’est-ce que tu dois me dire de si important ?
- Nous avons ordre de rassembler tous les Juifs de Paris au Vélodrome d’hiver, pour les envoyer je ne sais où, mais ça n’augure rien de bon.
Simone cesse de triturer les cordons de sa robe de chambre et lève les yeux vers lui.
- Ça ne leur suffit pas l’étoile jaune, et les contrôles, et les humiliations permanentes ?
- Fais vite une corde avec des draps. Je ne vais pas pouvoir vous couvrir très longtemps, une demi-heure au plus. Tout l’immeuble est bouclé mais pas la sortie sur la ruelle. Quand les autres reviendront, surtout tu n’ouvres pas et vous avez encore une chance de vous échapper par la fenêtre sur cour.
- Pourquoi fais-tu ça ?
Joseph approche son visage de celui de Simone, lui prend les mains et plante l’azur de son regard dans ses yeux.
- Il faut en sacrifier certains pour en sauver d’autres, lui chuchote-t-il dans un souffle.
Autre battement de paupières. Simone se revoit dans sa classe, en cette fin du mois de juin 1937. Il est 17h00, les élèves sont partis et elle efface le tableau noir avec une éponge. Joseph est passé lui souhaiter une bonne soirée. Elle tremble un peu, comme souvent en la présence de son collègue, et lâche l’éponge humide qui tombe sur l’estrade dans un floc sonore. Les deux se baissent dans un même élan pour la ramasser, elle sent le souffle de l’homme tout près de son visage, ses yeux qui la fixent et ses mains qui serrent les siennes pour lui rendre l’éponge. Elle lutte pour ne pas le regarder ni répondre à la pression de ses doigts.
Simone est encore perdue dans ses souvenirs lorsque Joseph remet son couvre-chef et quitte l’appartement sans un mot.
Après le départ de ce fantôme surgi du passé – qu’est-il pour elle au juste ? Un ami, un collègue, un amoureux éconduit, un regret peut-être ? - elle se précipite dans la chambre de sa sœur et la prévient du danger. Andrée reste incrédule :
- Quand même, c’est la Police française, et nous sommes Françaises nous aussi, ils ne nous feraient pas ça !
- Moi, je crois Joseph, il ne prendrait pas tous ces risques si c’était faux.
Les deux sœurs préparent un viatique à la hâte et nouent des draps de coton en une corde assez longue pour les faire descendre du cinquième étage au rez-de-chaussée.
Déjà, les bruits de bottes résonnent dans l’escalier, comme autant de glas sinistres.
Simone ouvre la fenêtre de la cuisine et lance dans la cour la corde de draps, qu’elle a attachée au préalable au poêle. Ignorant sa peur, qu’elle ne veut pas communiquer à sa sœur, elle descend la première, tandis qu’Andrée attend son tour en se tordant les mains. Arrivée en bas, Simone lui fait signe de la rejoindre. Andrée panique, ne sait pas s’y prendre et se met à pleurer.
- Courage, pense à ton fils, lui crie Simone.
Andrée s’agrippe aux draps et entame sa descente, alors que la porte de l’appartement tremble sous les assauts des policiers. Tout en bas, dans la cour, sa sœur trépigne.
- Plus vite, bon sang, plus vite !
Andrée est à la hauteur du premier étage. Simone s’apprête à lui tendre la main lorsque les draps cèdent. La jeune femme s’écrase sur le sol pavé de la cour et hurle à la fois de douleur et de terreur.
- Tais-toi donc, lui intime Simone à voix basse, il faut partir.
Andrée attrape sa cheville droite.
- J’ai trop mal.
Les deux sœurs tournent soudain la tête vers la porte sur cour de l’immeuble, alertées par une cavalcade dans l’escalier de service.
- Va-t’en, hoquète Andrée, Je te confie Robert.
Simone hésite, quitte la cour à reculons, sans cesser de regarder sa soeur. Une fois sous le porche, elle s’arrête. Elle a peur de la voir pour la dernière fois. Elle aperçoit alors les boutons d’uniformes qui scintillent sous le soleil du matin, au fond de la cour. Ce sont alors ses enfants qu’elle a peur de ne plus revoir.
Le cœur en ruines, elle s’enfuit sans se retourner.
Ceci est une histoire vraie, même si la romance avec Joseph est inventée. Après avoir quitté la cour, la jeune femme a réussi à sauver ses trois fils et son neveu. Elle a ensuite appris par les survivants des camps de concentration que sa soeur y a été gazée dès son arrivée en juillet 1942.
Merci de raconter cette histoire autour de vous. Nous avons tous un devoir de mémoire.
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