Lorsque Julien Dorange rentre chez lui vers 23.00, sa femme est déjà couchée. Depuis l’entrée, il peut entendre le bruit de la télévision dans leur chambre. Il ne monte pas tout de suite, il a besoin de décompresser après une soirée intense de répétitions. Il ouvre le placard du salon où sont rangés les alcools forts, et se sert un whisky. Il a aussi envie d’une cigarette, comme toujours lorsqu’il boit de l'alcool, et il s’installe, dans le noir, sur la terrasse. Il fait encore doux en cette fin du mois de juin et Julien apprécie d’admirer le ciel étoilé sans pollution lumineuse.
- Ça fait un bout de temps que je t’attends !
Julien sursaute, et manque de lâcher son verre. La voix, masculine bien que haut perchée, provient d’un des fauteuils en rotin du salon de jardin. Tout cherchant dans ses poches son téléphone afin d’appeler la police, Julien demande :
- Qui êtes-vous, comment êtes-vous entré ?
- Inutile de chercher cette chose pour parler à distance, tu l’as laissée au théâtre.
- Qui êtes-vous, bon sang ? Si c’est une farce, ce n’est pas drôle !
Julien parle très fort, il crie presque. L'autre réplique, très calme :
- Les farces, c’est mon rayon, mais pas ce soir.
Un homme émerge du fauteuil et vient se planter devant Julien, pétrifié.
- Tu n’as pas une chandelle qui fonctionne toute seule, on n’y voit goutte.
Sidéré, Julien obéit et actionne l’interrupteur sur la terrasse. Devant lui, se tient un type en perruque longue bouclée, pourpoint, pantalon bouffant et mocassins à nœuds, qui se met à lui faire une courbette, avec mouvement du bras et jeté de pied vers l’arrière :
- Jean-Baptiste Poquelin, pour te servir.
- Un dingue, pense Julien, je suis tombé sur un dingue qui s’est échappé de l’asile.
- Je ne suis pas fou, j’ai juste quitté l’éternité pour venir te parler.
Julien se met à paniquer :
- Comment vous faites ce truc ?
- Qu’est-ce donc, un truc ?
- Ce truc, là, de lire dans mes pensées. Ça fait deux fois. D’abord le téléphone et puis là, vous savez que je vous prends pour un dingue.
- Ah ça, c’est un don que tu acquiers en mourant. Tu l’auras, toi aussi, en temps venu.
Julien regarde son verre d’un air suspicieux, puis le type, puis de nouveau son verre.
L’homme le rassure :
- Tu n’es pas ivre, je suis vraiment là. C’est bon, ta liqueur ?
- Euh, oui, c’est du whisky écossais.
- Connais-pas, je n’ai jamais été en Ecosse, à mon époque, on ne voyageait pas aussi aisément que maintenant. Tu ne voudrais pas me faire goûter ?
Julien rigole et s’impatiente à la fois :
- Bon, c’est une blague, c’est pour la caméra cachée ?
- Qu’est-ce donc, la caméra cachée ?
- Mais vous débarquez d’où, vous ? Vous parlez bizarrement, vous n’avez jamais bu de whisky et vous ne connaissez pas la caméra cachée.
- Je te l’ai déjà dit, je débarque du XVIIè siècle. Alors, ce whisky, ça vient ? Tu as une curieuse façon de recevoir tes invités en leur laissant la gorge sèche. Je te signale que chez Huster, j'ai eu le droit à du vin de Champagne !
De plus en plus surpris, Julien regarde le type en perruque et trouve qu’il a l’air sympa, après tout, avec sa mouche sur la joue gauche, sa figure poudrée et ses fanfreluches.
- Bougez-pas, je vais chercher un verre et la bouteille.
En allant vers le salon, Julien se dit qu’il est en train de rêver ou peut-être de sombrer lui-même dans la folie. A force de trop côtoyer Molière pour son spectacle, il doit souffrir d’une forme d’obsession.
Lorsqu’il revient sur la terrasse, l’autre joue avec les boutons du store électrique, qu’il s’amuse à ouvrir et à fermer.
- Tu n’es pas fou, je suis vraiment Molière. Et j’espère que tu recevras un Moi lors de la prochaine cérémonie.
Puis il part d’un immense éclat de rire :
- Un Moi, ha haha, je suis tellement spirituel que, parfois, je m’étonne encore. Et pourtant, ça fait quatre cents ans ans que ça dure.
Au-dessus de leurs têtes, une voix féminine s'impatiente :
- Hé, les garçons, vous pourriez faire moins de bruit ?
Julien s’excuse :
- Désolée ma chérie, je suis revenu avec un des comédiens et…
L’homme l’interrompt :
- Avec l’auteur, tu veux dire ! Mes hommages, Madame, Jean-Baptiste Poquelin, pour vous servir.
- C’est ça, si vous êtes Molière, moi je suis Madeleine Béjart.
- Si seulement, Madame, si seulement.
- Bon allez les garçons, passez-une bonne soirée mais parlez moins fort s’il vous plait.
L’homme remarque :
- Dis-donc, elle a du tempérament ta femme, on dirait vraiment la Béjart .
- Qu’est-ce que vous voulez à la fin ?
- Pour commencer, je veux bien un autre verre de ton breuvage écossais. Ç’est gouleyant et ça te chauffe les boyaux quand ça descend, sans pour autant les tordre.
Julien ironise :
- C’est pour parler alcool que vous avez fait le trajet depuis le XVIIè siècle ?
- Hé la, tout doux mon brave. Je suis venu en ami, pour te donner un conseil.
Julien soupire, se disant que s’il l’écoute, l’autre partira plus vite :
- Allez-y.
- Ne t’inquiète pas, je ne vais pas rester longtemps car je dois rendre visite à tous les metteurs en scène qui travaillent sur une de mes pièces, alors tu imagines que j’ai beaucoup de travail, surtout cette année.
Dis-moi, ce n’est pas avec une interprétation comme la tienne que tu vas le gagner ton Molière.
Il marque une pause et poursuit :
- Par parenthèse, je suis flatté que vous ayez donné mon nom à vos récompenses, tu devrais voir la tête de Racine, il est vert de jalousie.
Julien esquisse un sourire. Molière enchaîne :
- Qu’est ce qui t’a pris de monter le Tartuffe dans un cabaret avec l’ensemble des comédiens en culotte à paillettes ?
- Eh bien, je voulais souligner le caractère moderne de votre texte, intemporel, qui dénonce l’hypocrisie quels que soient le milieu ou l’époque.
- Hou la, tu es d’un sérieux ! On dirait un professeur des universités. Quoiqu’il en soit, je ne suis pas convaincu. Demain, je viens avec toi et on en parle au reste de la troupe.
Julien tente de s’insurger :
- Mais…
Trop tard, l’autre a disparu en un « pop » dans un nuage de poudre blanche et parfumée, ne laissant pour seule trace de son passage qu’un verre vide sur la table et une petite mouche noire collée sur une des lattes en bois exotique de la terrasse.
C'est aujourd'hui, 15 janvier 2022, le quatre centième anniversaire de la naissance de Molière, qui sera célébré en France tout au long de l'année. Francis Huster, qui l'a joué plus de 4000 fois et a écrit un Dictionnaire Amoureux à son sujet, a même annoncé qu'il arrêtera le théâtre si l'auteur de Dom Juan et du Misanthrope n'entrait pas au Panthéon.
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