Samedi 28 janvier 2023
Un coup d’avion et nous voilà 3000 kilomètres plus au sud, dans la bourgade d’Ushuaia, dont le seul nom a fait rêver des générations de Français au début des années 2000. La ville, bien que pittoresque, n’est pas vraiment belle, consistant surtout en une accumulation désordonnée de petites bâtisses colorées, faites de matériaux improbables, au hasard de ce que leurs constructeurs ont pu récupérer. Et, au milieu, un shopping center avec les plus grandes marques du monde occidental…La nature alentour, en revanche, est grandiose, avec ses dizaines de montagnes qui entourent la baie et tombent à pic dans l’océan, sans plaine ni plage. Boisées jusqu’au deux tiers de leur hauteur, elles sont toutes pelées en leur sommet, ce qui crée une étrange impression à la fois d’abondance et d’austérité.
Ushuaia, qui signifie Baie vers l’ouest en langue yamana, resta vierge de toute colonie européenne jusqu’en 1862, date à laquelle un pasteur anglican s’y installa avec sa famille. En 1884, le gouvernement argentin y créa une prison, avec pour seules possibilités d’évasion les eaux glacées de l’Atlantique d’un côté et les murs montagneux de la fin de la Cordillère des Andes de l’autre. Une fois leur peine purgée, la plupart des détenus restaient à Ushuaia, passant ainsi du statut de prisonniers à celui de colons. La prison ferma ses portes en 1947 et, en 1960, fut créé le Parc National de la Terre de Feu.
Nous avons de la chance, il fait un temps superbe : en ce milieu d’été austral, le thermomètre culmine à 15 ou 20 degrés, conditions idéales pour une promenade dans le parc. Nous commençons par embarquer à bord du Train du bout du monde : récemment réhabilitée pour les touristes, cette petite ligne de chemin de fer était autrefois utilisée par les prisonniers qui allaient couper du bois de chauffage dans la forêt et dans la vallée du rio Pipo. En a résulté une vraie déforestation et, en 75 ans, les arbres n’ont pas repoussé.
Nous poursuivons notre balade dans le parc national, avec un guide, et constatons les dégâts causés par les castors, introduits par l’homme au milieu des années 40 à des fins de commerce de peau. Non seulement le projet s’est soldé par un échec, mais les bêtes ont proliféré tant et si bien qu’on en recense aujourd’hui environ 250 000 – ils n’étaient que 50 il y a 75 ans ! Les castors vivant leur vie de castors, ils construisent des barrages pour se protéger des prédateurs, et se rendent ainsi responsables de dégâts considérables dans la région : forêts décimées, rivières détournées, inondations, destructions de routes.
Nous avons, malgré tout, le loisir d’admirer des paysages splendides : tout au bout de la route 3, qui longe la côte atlantique de l’Argentine depuis Buenos Aires, se rencontrent la forêt australe, la montagne et la mer, au bord d’un fjord aux eaux turquoise. Nous finissons la balade par un arrêt au bureau de poste le plus austral du monde, une petite cahute en bois et tôle ondulée montée sur pilotis sur un bras de l’Océan Atlantique, près d’un ancien campement yamana. C’est en voyant les feux de camp de ces populations autochtones, en place depuis 6500 avant notre ère, que le navigateur portugais Magellan appela en novembre 1520 cette terre inconnue Terre de Fumée, ensuite rebaptisée Terre de Feu par Charles Quint.
Tout au long des XIXe et XXe siècles, cette partie lointaine du monde attira de nombreux aventuriers, pêcheurs de baleines et autres chasseurs de peaux de phoque et, bien sûr, d’or. Ceux-ci n’apportèrent pas seulement leurs rêves de fortune et leurs plus grandes espérances avec eux, mais aussi les maladies qui décimèrent les peuples indigènes. Une vaste chasse à l’homme organisée par les propriétaires de grands domaines acheva ensuite le travail : entre 1860 et 1890, les Yamanas ont vu leur nombre passer de 2500 à 300 ! En 1930, ils avaient quasiment tous disparu. La dernière vraie Yamana, Cristina Calderon, s’est éteinte en février 2022, à Puerto Williams au Chili, en face d’Ushuaia. Elle était la dernière locutrice de la langue yagan au monde.
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