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  • Photo du rédacteurCarolineSulzer

Justes parmi les nations

Auguste Boyer s’assied à l’une des grandes tables de bois, tout au bout du banc, un peu à l’écart de ses nouveaux collègues qui jouent à la belote. Curieux, il parcourt du regard la salle de réfectoire. Sur le mur du fond, un gigantesque portrait du Maréchal semble l’observer, entouré de scènes colorées de la vie agricole et viticole. En-dessous, on peut lire son exhortation, peinte en lettres bleues : « Aidez-moi, faites la chaine en me tendant la main ». Une scène de banquet lui fait face, de l’autre côté de la pièce, qui réunit un Africain, un Japonais, un Chinois, un Européen, un Esquimau, un Américain et un Indien. Enfin, c’est ce que pense Auguste, au vu des costumes traditionnels dont les convives sont affublés. Alors qu’il s’est tourné pour admirer une autre fresque murale derrière lui, il entend une voix à la fois grave et douce s’adresser à lui :


- Ça vous plait ? Ce sont des œuvres réalisées par des prisonniers.


Auguste se retourne, surpris. Un homme d’une quarantaine d’années, très brun et au visage émacié, s’est installé en face de lui. Il inspire la confiance et le respect dans son costume noir et Auguste se sent dans l’obligation d’ôter son képi pour lui répondre, un peu comme s’il était à l’église :


- Ah, je ne savais pas. Personne ne m’a rien dit.


Puis, lui-même étonné de tant de familiarité, il lui tend la main par-dessus la table :


- Auguste Boyer, gardien. Je prends mes fonctions aujourd’hui.


L’homme lui sourit et répond à sa poignée de main :


- Henri Manen, je suis l’aumônier de ces pauvres âmes.


Devant l’air intrigué d’Auguste, il juge bon de préciser :


- Vous vous étonnez de ne pas me voir en soutane ? C’est que je ne suis pas curé, voyez-vous, je suis pasteur protestant, et ma religion ne m’impose pas le port de la robe ecclésiastique en dehors du Temple.


À l’autre bout de la table, l’un des joueurs de cartes, qui a une oreille qui traîne, se croit malin de commenter :


- On se demande ce que vous faites là d’ailleurs, y’a quasiment que des youpins, ici !


Et il se rengorge fièrement, tandis que ses acolytes éclatent de rire. Henri Manen ouvre la bouche pour remettre le gardien à sa place, mais Auguste le devance :


- Tu ne devrais pas parler d’eux comme ça. Ce sont des malheureux qui n’ont rien demandé à personne. Et leurs peintures sont magnifiques.


L’apprenti comique se laisse glisser sur le banc pour se rapprocher de lui :


- Ben qu’est-ce que tu fous ici, alors ? T’es bien là pour les surveiller, non ?

- Primo, j’ai été muté ici, c’est tout. Et deuxio, c’est pas parce que je suis gardien que j’ai pas de cœur.


Le joueur de cartes hausse les épaules et lance, tout en regagnant sa partie de belote :


- Eh, les gars, ils nous ont envoyé une fiote qui apprécie les beaux-arts! Dis-donc, le nouveau, les tafioles comme toi, y a pas si longtemps, c’est du côté des internés qu’on les mettait, pas chez les matons !


Alors qu’Auguste se lève pour répondre à cet affront, avec les poings s’il le faut, le pasteur le retient par la manche.


- Ignorez-le, il ne mérite que votre mépris. Parlons plutôt de ces peintures : toutes sont des commandes de l’administration pénitentiaire et ont bien été réalisées par des prisonniers entre juillet 40 et maintenant. Le camp voit passer beaucoup d’intellectuels et d’artistes juifs depuis deux ans, dont l’auteur de cette fresque que vous admiriez, Le Banquet des Nations.

- Je suis étonné que ces peintures soient aussi gaies et colorées, leur vie n’est pourtant pas drôle.

- Non, loin de là. Ces pauvres prisonniers s’entassent dans des cellules bien trop étroites, ils ont pour quotidien la vermine et les poux, sans compter la malnutrition et le froid. Même au cœur de la Provence, les hivers sont rigoureux. Mais l’art est le seul moyen d’expression qui leur reste et vous en verrez d’autres signes dans les différents bâtiments du camp.

- Celle-ci me plait, qui dit : Si vos assiettes ne sont pas bien garnies, Puissent nos dessins vous calmer l’appétit.

- Eh oui, il n’y a pas que les prisonniers qui mangent mal, ici, vous allez vite vous en rendre compte !



Cette scène qui se passe au printemps 1942 dans le réfectoire des gardiens du Camp des Milles, aux portes d’Aix en Provence, est le produit de mon imagination. En revanche, Auguste Boyer et Henri Manen ont bel et bien existé et ont sauvé des dizaines d’internés de la déportation pendant l’été qui suivit. En effet, en août et septembre 42, le gouvernement de Vichy a accepté de livrer 10000 Juifs de la zone libre à l’Allemagne. 2000 prisonniers ont alors transité par le Camp des Milles avant d’être envoyés à Auschwitz, via Drancy et Rivesaltes. Il s’agissait d’hommes, de femmes et d’enfants, Pierre Laval ayant signé en juillet 42 un décret autorisant la déportation des mineurs de moins de seize ans.

Auguste Boyer a aidé plusieurs familles à s’évader et a hébergé secrètement les fuyards, avec la complicité de sa femme Marie-Jeanne. Henri Manen a procuré à des prisonniers des faux papiers et de faux certificats de baptême et a organisé leur fuite vers les Cévennes, et notamment vers le village de Vialas, où son ami Marc Donadille exerçait comme pasteur. Ce dernier est resté dans l’histoire pour avoir répondu au préfet Roger Dutruch, qui tentait de se dédouaner des arrestations de Juifs : « vous êtes contraints d’ordonner à vos gendarmes de chercher des Juifs. Toutefois, vous pourriez peut-être leur laisser entendre qu’ils ne sont pas obligés de les trouver ».

À ces actes héroïques s’ajoutent ceux de nombreux habitants des environs du Camp des Milles, dont la liste peut être trouvée sur le site www.campdesmilles.org. Tous ont été élevés, dans les années 80 et 90 au rang de Justes parmi les Nations par l’État d’Israël.


Jeudi 27 janvier 2022 était la Journée Internationale à la Mémoire des Victimes de la Shoah. Vous pouvez visionner les commémorations organisées par le Camp des Milles à cette occasion en cliquant ici .


N’oublions pas.


Illustration : Le Banquet des Nations par Karl Bodek, prisonnier du Camp des Milles puis déporté à Auschwitz où il mourra en 1942.




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