- Bonjour, vous permettez que je m’assoie près de vous ?
- Faites, je vous en prie, faites.
- Vous venez souvent dans le quartier ?
- Je n’ai pas bougé de ce banc depuis 1983.
- Ah oui ? Et vous ne trouvez pas le temps long ?
- Pas du tout, j’ai de la visite tous les jours. Vous voyez comme la jambe droite de mon pantalon est lustrée ?
- Oui, en effet.
-Tous ceux qui s’assoient sur ce banc près de moi sont pris d’une irrésistible envie de me caresser le genou, et mon pantalon a perdu de la patine à cet endroit, à force.
- C’est curieux, oui.
- D’ailleurs, c’est la première chose que vous avez faite en vous asseyant, vous m’avez tâté le genou.
- Vraiment ? Je ne m’en suis pas aperçu.
- Vous n’êtes pas le seul, rassurez vous. Et puis, ils ont eu la gentillesse de m’installer sur une des places les plus fréquentées de la vieille ville, il y a toujours quelque chose à voir, alors, non je ne m’ennuie pas.
- Quand même, votre Pologne natale ne vous manque pas trop ? Et la France, votre pays d’adoption ?
- Vous plaisantez ? Vous avez vu le climat ici ? Il fait beau quasiment toute l’année, mes articulations me disent merci. En Europe, j’étais phtisique à longueur de temps, alors qu’ici je suis en pleine forme.
- Et la culture européenne ? La musique ?
- Côté culture, je suis servi. Savez vous que nous possédons le deuxième plus beau musée des beaux arts de toute l’Amérique du sud après Buenos Aires ? Et la musique est reine ici, vous avez remarqué comme les habitants chantent et dansent à chaque coin de rue ?
- C’est vrai, et c’est d’ailleurs très agréable. Ils n’ont pas grand chose pour vivre et pourtant ils sont très joyeux.
- Comme quoi, on peut être heureux, même désargenté.
- Donc, vous êtes dans votre élément ?
- Une vraie vie de bohème comme je les aime. La seule chose qui manque à mon bonheur, voyez vous, c’est Aurore.
- Aurore ?
- Aurore Dupin, ou George Sand comme elle se faisait appeler, elle seule me comprenait, c’était une vraie mère pour moi.
- On pourrait demander à la municipalité de lui ériger une statue ici même, là où je me trouve, à côté de vous ?
- Tiens, c’est une idée….mais non, ils ne voudront jamais, elle n’est pas connue ici. C’était un gentil petit écrivain, cela dit, mais, sans vouloir me vanter, elle n’a pas eu ma renommée….vous savez que ma tombe est l’une des plus visitée au Père Lachaise ?
- La deuxième après Jim Morrison en fait.
- C’est un comble non ? Mon œuvre est quand même plus aboutie que sa musique de sauvages, vous ne trouvez pas ?
- Si on aime le rock, non.
- Oui enfin, passons. Pour en revenir à Aurore, je crois qu’elle ne voudrait pas être ici avec moi pour l’éternité. Je n’étais pas très porté sur la chose voyez vous et elle s’en plaignait. C’est pour ça que, dès que je suis mort, elle s’est jetée dans les bras de cet obsédé de Musset.
- Ces femmes, toutes les mêmes, mon pauvre Fréderic.
- À qui le dites-vous ? Mais je bavarde, je bavarde et je vous retiens. Je crois que vos amis ont envie de continuer leur promenade. Au revoir Monsieur, j’ai été heureux de discuter avec vous.
- Au revoir, Maître, ce fut un plaisir partagé.
Cette discussion avec Frédéric Chopin a vraiment eu lieu un après-midi de décembre 2016, au cœur de La Havane.
Réjouissant ce dialogue :-)