Très joyeux Noël, chères lectrices et chers lecteurs. Mon cadeau : un vrai conte de Noël où tout est bien qui finit bien !
Très bonnes fêtes et à bientôt en 2022, après une pause de quelques semaines.
À partir de ce moment-là, le jeune trentenaire se mit à voyager plus loin et plus longtemps, et plus il partait, plus il avait la soupe à la grimace en rentrant. Il avait beau essayer de persuader Pauline que cette promotion leur permettait à tous les deux de rembourser leurs traites plus rapidement, rien n’y faisait. Sa femme, non contente de lui faire la tête à chaque fois qu’il rentrait, se mit à lui refuser son lit. Ce fut la bouderie de trop. Dépité, Michel partit à Cap Skirring, avec l’intention d’enfin céder aux tentations qui s’imposaient à lui depuis des mois. Il faut dire que les vacancières, peu farouches, exhibaient volontiers leurs atouts, à peine couverts par quelques centimètres carrés de tissu. Et qu’elles venaient souvent en village club pour y passer du bon temps. Bel homme et auréolé de sa réputation de Français, Michel ne laissa pas indifférent. Au Sénégal, il jeta son dévolu sur une touriste célibataire hollandaise, puis un mois plus tard, sur une Allemande en Italie, puis sur une Australienne en Thaïlande. Dix-huit mois après son premier déplacement, le commercial avait définitivement troqué les costumes stricts et les cravates sombres pour les shorts et les tee shirts voire les chemises hawaïennes, en vogue sous les Tropiques. Et il avait fait le tour du monde des cocktails et des conquêtes féminines. Jusqu’au dérapage qui lui coûta sa carrière. Il aurait dû savoir qu’on ne s’attaque pas à une femme mariée, surtout si elle l’est à un homme plus costaud que soi. Un matin de mai 1991, Michel quitta précipitamment le club de Da Balaïa, au Portugal, avec une côte cassée et un œil au beurre noir. Le mari jaloux fit un scandale auprès de la direction, qui licencia Michel pour faute grave avec effet immédiat. Les rumeurs allant bon train au bureau, Pauline ne crut pas un seul instant à une chute dans l’escalier et demanda le divorce. Tout en continuant de rembourser l’emprunt, Michel prit un studio en ville. Il dut aussi payer une pension, dont le montant était saisi tous les mois sur ses allocations chômage. Toujours sans emploi au bout de deux ans, il avait tout perdu : son job, sa femme, la garde de ses enfants, l’estime de ses parents. Arrivé en fin de droits, il rendit son appartement et vécut quelques semaines chez un ami, jusqu’à ce que celui-ci lui suggère avec tact qu’il était temps de partir. Michel s’installa dans sa voiture, qu’il finit par vendre pour pouvoir manger, et se retrouva à la rue.
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Encore un Noël dehors. Michel a l’habitude, c’est sans doute le vingtième, il ne sait plus. Au début, ses parents le recevaient chez eux, une fois par an, par devoir, et puis ça a été trop dur de lire la pitié dans leur regard alors il n’y est plus allé. Et maintenant, ils sont morts tous les deux. Quant à ses enfants, ils ne savent même plus qu’ils ont un père. Ce soir, Michel et ses copains de la cloche ont pour projet de se réunir autour d’un brasero qu’un cafetier leur a prêté et de faire un repas un peu meilleur que d’ordinaire. Jacky apporte le rouge, « un Côtes du Rhône de derrière les fagots », qu’il a dit. Lucie, la femme de la bande, s’occupe du dessert, elle a un plan pour récupérer les invendus du Monoprix. Michel, lui, est en charge du fromage. Tout en se rendant aux bains-douches gratuits de la rue Lacépède, il se dit qu’une fois propre, il ira à La Fromagerie, rue Mouffetard, voir s’il n’y a pas moyen de s’arranger.
Alors qu’il passe derrière le Panthéon, son regard est attiré par un scintillement, au sommet d’un monceau de détritus dans une poubelle encore pleine. Michel s’approche : c’est le verre d’un petit cadre doré, fendu dans sa longueur, qui brille dans le soleil du matin. Dedans, il y a un portrait de dame, au crayon, avec, en-dessous, un poème écrit en pattes de mouches dont Michel parvient à peine à déchiffrer le début :
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
La suite est un gribouillis illisible. Michel tourne et retourne le cadre dans tous les sens. Il ne sait pas pourquoi mais quelque chose lui dit que ce truc a de la valeur. La douche attendra. Muni de sa trouvaille, il descend aussi vite que sa bronchite chronique le lui permet la rue Clovis, puis prend à gauche la rue du cardinal Lemoine en direction de la Seine. Arrivé Quai de la Tournelle, il s’arrête, hors d’haleine, devant l’échoppe d’un bouquiniste. Il n’est que neuf heures du matin mais le type est déjà en train d’ouvrir les battants de sa cabane en bois.
- Ça alors, La Boule Mich ! Qu’est-ce qui t’amène de si bonne heure ? T’as de la chance de me trouver, j’ouvre tôt aujourd’hui car il y a toujours des retardataires pour …
Sans lui laisser le temps de finir, Michel lui fourre le cadre sous le nez :
- Vise un peu ce que j’ai trouvé dans une poubelle. Je m’suis dit que ça valait peut-être quelque chose ?
L’autre sort ses lunettes de vue et observe le dessin. Il regarde Michel par-dessus ses binocles puis de nouveau le dessin.
- Ben mon vieux, je crois bien que t’as tiré le gros lot !
- J’avais raison, ça vaut des sous ce truc-là ?
- Écoute, j’espère ne pas me tromper, mais ça m’a tout l’air d’être un original de Charles Baudelaire. La femme, c’est Jeanne Duval, sa maîtresse, et le poème en dessous, c’est le début de Parfum exotique, un sonnet des Fleurs du mal.
- Ah. Et si je le vends, je vais pouvoir me payer un plateau de fromages ?
- Tu parles ! Tu pourras même t’offrir toute la boutique. Toi alors, t’es un sacré veinard. On peut dire que cette année, le Père Noël est vraiment une ordure !
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