Je vous propose de finir l'année sur un conte de Noël, dont vous connaitrez le dénouement le 25 décembre....
Cela fait longtemps que Michel Dufresnes vit dans la rue, si longtemps qu’il ne se souvient presque plus avoir dormi ailleurs qu’entre deux cartons, sous les couvertures râpées qu’on veut bien lui donner lorsqu’elles sont en fin de vie. Et des couvertures, il en a bien besoin en ce matin du 24 décembre 2020. Sur son poste de radio, une antiquité des années quatre-vingt dénichée dans une poubelle et réparée par son pote Albert la bricole, Michel a entendu que l’hiver était presqu’aussi froid cette année à Paris qu’en 1954. Certes, Michel n’était pas né en 1954, mais, comme tous les sans-abris de France, il connaît cette date comme celle où un certain Abbé Pierre a commencé à se préoccuper du sort des malheureux qui claquaient des dents dans l’indifférence générale.
Michel Dufresnes, lui, a vu le jour au printemps 1958 chez un couple d’instituteurs de Montlouis-sur-Loire, une paisible bourgade dans la banlieue de Tours. Fils unique, il a grandi entouré d’amour et de principes, et notamment celui du goût de l’effort et du travail bien fait. À vingt-deux ans, titulaire d’un BTS en tourisme et force de vente et libéré des obligations militaires, Michel entra comme commercial chez un célèbre voyagiste qui proposait des séjours tout compris en France et dans le monde. Il y rencontra Pauline, qui travaillait comme secrétaire à la comptabilité, et qu’il emmenait danser le samedi soir au Balajo avant de la ramener chez lui boire un dernier verre dans son studio de la rue du Faubourg Saint Antoine, tout près de là. Au bout d’un an, le ventre de la jolie rousse se mit à s’arrondir franchement et Michel lui passa la bague au doigt en la mairie de Montlouis, sous l’œil mi- attendri, mi- réprobateur des quatre futurs grands-parents.
En 1988, Michel avait une gentille épouse, deux enfants et un crédit immobilier sur trente ans qui lui avait permis de devenir l’heureux propriétaire d’une maison neuve, au cœur d’un lotissement tout juste sorti de terre à Gif-sur-Yvette ; c’était une petite ville tranquille en vallée de Chevreuse, rendue populaire notamment par sa liaison RER qui permettait depuis une dizaine d’années à des milliers de travailleurs comme lui de gagner chaque matin la capitale en trente minutes seulement.
Après que Michel eut œuvré huit ans comme commercial, et au vu de ses excellents résultats, la direction lui proposa d’aller sur le terrain faire des audits sur les forces et les faiblesses des « villages vacances » visités. Au début, il se cantonnait à la France et à l’Europe. Pauline tordait un peu le nez. Cette promotion, même bienvenue pour un jeune ménage endetté, impliquait de nombreuses absences de son mari et des tracas logistiques pour la garde des enfants. Au bout de six mois, à raison de trois ou quatre jours de déplacements par semaine pour Michel, elle craqua :
- Tu te rends compte de ce que je vis quand tu n’es pas là ? Non seulement, je continue de bosser à plein temps, mais en plus je me tape toutes les corvées le soir à la maison, sans parler des weekends que je passe seule avec les gosses !
Sachant qu'il marchait sur des oeufs, Michel risqua une suggestion :
- Tu peux aller chez tes parents ?
- Tu rigoles ? Ce ne sont pas mes parents que j’ai épousés, mais bien un mec en chair et en os, qui était censé me chérir et m’épauler et qui s’est transformé en courant d’air !
Michel ne répondit pas. Il ne pouvait pas avouer à sa femme que ses déplacements professionnels lui donnaient le sentiment d’avoir de nouveau vingt ans et d’être furieusement libre, même s’il ne faisait rien de répréhensible. Il adorait les apéritifs au bar après sa journée de travail, il adorait les jeux entre les clients et les animateurs, il adorait les spectacles, la décontraction ambiante, la vie facile loin des soucis du quotidien.
Les choses commencèrent à se compliquer vraiment lorsque le patron de Michel décida de l’envoyer enquêter dans les clubs du monde entier.
(À suivre)
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