La mer, Marie-Josèphe la connaissait bien, et Dieu sait si elle ne l’aimait pas. La traitresse lui avait pris son homme et elle savait qu’il fallait s’en méfier.
D’ailleurs, la jeune femme refusait de voir la mer. La façade Est de sa petite maison au début de la jetée, qui donnait sur l’eau, était aveugle, et elle se contentait de regarder la place du port depuis ses deux uniques fenêtres orientées vers le Sud.
Cette maison, c’était son refuge. Bâtie par les ancêtres de son mari dans les années 1830, elle portait le curieux nom de Liorsmaec, « la cellule de Maec » en breton, en souvenir du moine irlandais qui était arrivé à la rame treize siècles plus tôt afin d’évangéliser l’Armorique et s’était établi à cet endroit précis. C’est là qu’elle avait aimé son Fanch, et qu’elle avait donné le jour à leur fils. Comme son père, ses oncles, ses frères et de nombreux hommes du pays, son mari était parti chasser la morue très loin, là-bas, du côté où le soleil se couche et avait péri quelque part au large d’iles inconnues ; déjà veuve au printemps de sa vie, Marie-Josèphe vivait maintenant seule avec son petit Fanch-Ronan, orphelin de père depuis l’âge de deux ans. Parfois, elle avait l’impression que la maison lui parlait, que le bois de la charpente lui chuchotait qu’elle n’était pas seule, car les âmes des disparus erraient encore quelque part entre les murs de pierre blanchis à la chaux. Les jours de très grande tristesse, quand le chagrin était soudain plus lourd à porter, la jeune femme s’allongeait dans le lit clos qui occupait la quasi-totalité de l’unique pièce de la maison et dont les draps de lin rêches conservaient toujours une pointe d’humidité : lorsque le vent de Suroit soufflait à vous glacer les os et le sang, la petite maison au bout de la jetée était en première ligne et recevait de plein fouet les embruns qui semblaient se rire les parois les plus épaisses. Mais Marie-Josèphe n’en avait cure : étendue sur la courtepointe, elle pleurait doucement en caressant le bois sculpté, en souvenir des étreintes d’antan. Entre deux sanglots, il lui semblait souvent voir les petits personnages de la porte coulissante du lit s’animer et lui rappeler qu’elle devait trouver la force de s’occuper de son fils. Elle rassemblait alors son courage et reprenait le cours de sa vie là où elle l’avait laissée, retournant à la soupe trop claire qui mijotait dans l’âtre ou au filet en attente d’être réparé.
À douze ans, Fanch-Ronan faisait le bonheur de sa maman, toujours prêt à rendre service, à couper du bois pour le feu, à aller chercher de l'eau au puits, chargé de seaux presque aussi lourds que lui, à s’occuper des poules et des lapins qui vivaient dans l’appentis attenant à la maison. D’un caractère rêveur, il passait des heures assis sur les blocs de schiste à la Roche Tombée ou à la pointe du château, à contempler le cycle perpétuel des marées et à se demander où pouvait bien partir toute cette eau qui découvrait la baie deux fois par jour, parfois sur des kilomètres.
— Mamm, annonça, un soir de janvier 1872, le petit garçon à sa mère en train d’éplucher les patates pour le diner, je voudrais bien partir moi aussi, comme Tadig, sur un grand bateau de l’autre côté de la mer.
Marie-Josèphe ne fut pas étonnée. Son fils vouait une grande admiration à ce père qu’il n’avait pas connu et qu’il avait pris comme modèle. Elle posa alors son couteau et s’essuya les mains sur son tablier noir. Puis elle attira le jeune garçon vers elle et le prit dans ses bras :
— Je sais que tu veux faire comme les hommes de la famille et du village. Mais c’est bien trop dangereux. Souviens-toi de ce qui est arrivé à ton père.
Fanch-Ronan tenait à son rêve de partir à l’aventure vers ces contrées lointaines, pleines de promesses dans l’esprit du petit garçon romantique qu’il était. Au lieu d’y voir le tombeau de son père, il s’imaginait déjà capitaine au long cours, auréolé de ses succès, portant fièrement le caban et la casquette de laine bleu marine. Bien qu’il ne voulût pas faire de peine à sa mère, il ne s’avoua pas vaincu :
— Mais on n’a pas assez d’argent pour deux, c’est toi-même qui le dis aux voisines quand tu crois que je n’entends pas. Je gagnerai une bonne somme en partant six mois seulement, et on pourrait réparer la toiture et aussi acheter de nouveaux habits.
Marie-Josèphe regarda son fils, stupéfaite par tant de maturité. Il avait raison, un salaire de mousse serait le bienvenu en ces temps difficiles. L’hiver avait été rude et elle avait dû acheter beaucoup de bois pour se chauffer. Elle en parlerait à son frère, et aussi à Monsieur le Recteur demain après la messe, un homme sage et de bon conseil.
Les deux hommes furent unanimes pour saluer l’initiative du jeune garçon. Après tout, beaucoup de marins étaient revenus sains et saufs et puis, ce serait pour une ou deux saisons seulement, avant d’envisager autre chose pour Fanch-Ronan.
Fièrement coiffé du calot plat des marins, le petit garçon embarqua sur une goélette, un matin clair de février, rejoignant ainsi l’équipage de ceux qu’on appelait généralement les Islandais, bien qu’ils appareillassent pour Terre-neuve. Le cœur gros et les yeux pleins de larmes, Marie-Josèphe avait fini par accepter le départ de son fils, sachant que bientôt, son maigre revenu de repriseuse de filets ne suffirait plus à les nourrir tous les deux. Elle le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il devienne un tout petit point à l’horizon et se confonde avec le ciel. Puis, elle retourna pleurer dans son lit clos, dans sa petite maison au bout de la jetée.
À suivre
Je connais la suite, et pour cause….mais j’ai hâte de retrouver la suite dans ta si jolie prose, ma Cherie. Maman.
Liorsmaec est plus gaie de nos jours ! Bonne chance à Fanch-Ronan.
Hâte de connaître la suite …