Le rôle d'un écrivain n'est pas seulement d'écrire pour plaire ou faire joli, c'est aussi celui de se vouloir un témoin le plus objectif possible de la société dans laquelle il vit. Aujourd'hui, j'hésite entre la colère et le chagrin. Comme chaque samedi depuis un mois, un certain nombre de manifestants ont brandi des pancartes à caractère ouvertement antisémite dans plusieurs villes de France. Pour la quatrième fois consécutive en deux semaines, la stèle érigée en hommage à Simone Veil à Perros-Guirec, dans les Côtes d'Armor, a été vandalisée et couverte de graffitis orduriers et autres croix gammées. Cette actualité délétère, couplée à la tragédie afghane, me conduit à poster maintenant une nouvelle que je comptais révéler dans un recueil dont la parution est prévue en fin d'année seulement. Mais là, il y a urgence. Mes modestes mots ne seront sans doute que des coups d'épée dans l'eau, mais , au moins, je les aurai portés.
Peur brune (première partie)
Un rayon de soleil mutin se faufile à travers les rideaux et joue avec les cils de Simone, encore endormie. Gênée, elle se frotte les yeux, comme pour chasser un insecte, puis les ouvre. Il n’est que cinq heures et demie à Paris en ce petit matin du 16 juillet 1942, mais la jeune femme repousse du pied la courtepointe. Presque sous les toits, l’appartement au cinquième étage deviendra vite une fournaise.
Ses premières pensées sont pour ses trois garçons, qu’elle a confiés à des paysans près de Morlaix, en Bretagne, et elle sent une boule au ventre. Elle leur a bien appris le signe de croix, le Notre Père et le Je vous salue Marie, mais Daniel, le petit dernier, ne comprend pas pourquoi il faut tricher. Sa maman lui a expliqué qu’ils vénéraient le même Dieu que les Chrétiens, mais juste d’une façon différente, et que des « méchantes » personnes ne l’acceptaient pas et qu’il valait alors mieux le cacher pour l’instant. Simone se demande quand elle va pouvoir quitter son travail quelques jours pour aller leur rendre visite. Ils sont encore bien jeunes, même si, à onze ans, Paul se prend pour le chef de famille.
Soudain, on frappe de grands coups à la porte d’entrée :
- Police française, ouvrez !
Simone se lève d’un bond, enfile en hâte sa robe de chambre et ses pantoufles ; devant le miroir de l’entrée, elle lisse sommairement ses cheveux et se pince les joues pour se donner bonne mine. Enfin, elle ouvre la porte et se fige : deux hommes en uniforme de grosse laine grise et coiffés de képis se dressent devant elle, le premier occupant toute l’embrasure de la porte.
- Vos papiers !
- Tout de suite.
Simone tremble en ouvrant le tiroir du secrétaire de l’entrée. Une voix teintée d’inquiétude appelle depuis une chambre :
- Simone, qu’est-ce que c’est ?
- Tout va bien, n’aies pas peur, c’est juste un contrôle de papiers.
Le premier policier pointe du menton la direction d’où provient la voix.
- Qui est-ce ?
- C’est ma sœur, elle vit avec moi.
- Il n’y a pas d’homme ici ?
- Nous sommes veuves toutes les deux.
- Sans enfants ?
- Oui.
Le deuxième policier, jusque-là resté en retrait, bouscule le premier pour venir se planter devant Simone.
- Vous êtes bien Simone Kaufmann.
La jeune femme, toujours tête baissée, resserre la ceinture de sa robe de chambre.
- Euh, Oui.
L’homme se tourne vers son acolyte :
- Va voir dans les autres étages, je m’occupe de celle-là.
- Nous ne sommes pas censés nous séparer.
- Tu veux vraiment finir à midi ?
L’autre soupire et obéit.
Sur le pas de la porte, Simone n’ose pas bouger. Resté seul, l’homme ôte son képi et la prend par le menton pour la forcer à le regarder.
- Simone, c’est moi, Joseph Schmitt.
La jeune femme se sent défaillir. C’est un cauchemar, elle va se réveiller. Joseph la pousse doucement vers l’intérieur de l’appartement et referme la porte derrière eux.
- Écoute-moi, je….
- Espèce de traitre !
Elle se dégage, surprise de sa propre insolence.
- Écoute-moi je te dis, je peux t’aider à sauver ta peau.
- Et pourquoi est-ce que je te croirais maintenant que tu es à la solde des Boches ?
- Tu as bien vu que je ne t’ai pas trahie quand tu as dit que tu n’avais pas d’enfants.
Simone garde le silence. Le temps d’un battement de paupières, elle se retrouve dans ce village, près de Colmar, où Joseph et elle se sont rencontrés en septembre 1936. Ils étaient instituteurs, Joseph en primaire, et elle en maternelle. Et puis le mari de Simone est mort en 1938, des suites du gaz moutarde qu’il avait reçu pendant la Grande Guerre, la laissant seule avec trois enfants. Elle est alors partie vivre à Paris, près de sa sœur, veuve elle aussi.
- Ils sont où, d’ailleurs, tes fils ?
La question de Joseph arrache Simone à ses souvenirs.
- En Bretagne, chez des paysans.
A peine a-t-elle répondu, qu’elle se mord les lèvres. Et si c’était un piège ?
À suivre...
Cette nouvelle est une histoire vraie, quelque peu romancée. Le prénom de l'héroïne est une simple coïncidence et n'a rien à voir avec Madame Veil, même si, on le verra, les deux femmes ont fait preuve du même courage.
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