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  • Photo du rédacteurCarolineSulzer

Choisy-le-Roi


Claire avait du mal à voir à travers les feuilles de laurier dans la nuit. Puis, elle aperçut Nicolas. Il était descendu de voiture et caressait un gros chien sombre, qu’elle distinguait à peine dans l’obscurité, peut-être un Danois ou un Matin de Naples, un chien de garde en tous les cas. Il devait le connaître, puisque le molosse n’avait pas aboyé à son arrivée et il lui faisait même la fête. Elle était surprise de voir son mari se comporter de la sorte, lui qui avait toujours détesté les chiens. Depuis le temps qu’elle-même en réclamait un et essuyait toujours le même refus.

Claire n’arrivait pas à réfléchir de façon logique, elle ne se demandait même pas ce que Nicolas faisait dans ce jardin loin de leur appartement de Malakoff, non, elle était juste là, derrière la grille, à observer cet étranger un peu plus loin dans l’allée. Elle le vit sortir un objet de sa poche et se concentrer dessus, sans doute son téléphone portable, et sentit quelques secondes plus tard une vibration dans sa propre poche. Elle se félicita d’avoir mis son téléphone sur silence et consulta l’écran. Nicolas venait de lui envoyer un sms comme quoi il avait une réunion qui s’éternisait au bureau et qu’elle devait dîner sans lui, et il terminait avec un émoticon bisou. Elle avait envie de vomir. Combien de sms similaires avait-elle déjà reçus au cours de leurs dix années de mariage ? Étaient-ils tous mensongers, comme celui-là ? Elle s’en voulait d’avoir été aussi naïve mais répondit à son message comme si de rien n’était. Surtout, ne pas éveiller les soupçons de Nicolas, qui ne devait pas savoir qu’elle était là. Elle avait voulu lui faire une surprise en allant le chercher au bureau, à Boulogne, ce bureau où elle n’était jamais allée en cinq ans ans. Et puis, elle l’avait vu en train de sortir du parking au volant de sa petite voiture rouge et, mue par un curieux pressentiment, l’avait suivi au lieu de se manifester. Une chance que les petits soient chez leurs grands-parents le mardi soir.

Soudain, une voix masculine inconnue la tira de ses pensées. À travers le feuillage, Claire aperçut une grande silhouette devant la porte d’entrée, sur le perron de la maison en pierre meulière. L’homme portait une veste blanche et s’exprimait comme un maitre d’hôtel :

— Monsieur a fait bonne route ? Si Monsieur veut bien se donner la peine,

tout le monde est arrivé.

Nicolas semblait bien le connaître :

— Merci Georges, j’arrive.

Il prit sa mallette sur le siège arrière et ferma la voiture avec la télécommande. Avant de s’engouffrer dans la maison, il se retourna et regarda en direction de l’endroit où se trouvait sa femme, sans doute alerté par le bruit qu’elle venait de faire en donnant un coup de pied involontaire dans une bouteille vide abandonnée sur le trottoir. Puis il siffla le chien pour le faire entrer dans la maison et referma derrière lui la porte d’entrée. Claire resta seule dans la nuit, derrière la grille et les lauriers, à se mordre les lèvres pour sa maladresse et aussi pour ne pas pleurer.

Surprise par sa propre audace, elle poussa l’un des vantaux du portail en fer forgé, qui s’ouvrit en silence.

— C’est mon jour de chance, se dit-elle, Nicolas, toujours si méticuleux, a

oublié de fermer à clé.

Elle gravit sur la pointe des pieds la petite allée de gravier qui menait au perron, se faisant la plus légère possible pour ne pas faire de bruit. De la lumière filtrait par un soupirail en rez-de-jardin. Elle s’allongea le long de la maison sur les dalles glaciales qui en faisaient le tour, et vit trois hommes en costume assis à une table de jeu sur laquelle étaient posés des cartes, des billets de banque, des bouteilles de vin et des verres. Mais pas de Nicolas.

— Alors, ma chérie, on se prend pour Fantomette ?

Claire sentit son corps se figer. Toujours allongée le long de la maison, elle finit par se retourner et leva les yeux vers son mari qui se tenait debout au-dessus elle, narquois, les bras croisés.

— Tu ne savais pas qu’on pouvait te géolocaliser mon tendre amour ?

Puis il lui tendit la main pour l’aider à se relever :

— Ça ne t’a pas étonnée de pouvoir pénétrer aussi facilement dans la

propriété ?

Furieuse d’être tombée dans un piège aussi grossier, elle choisit l’attaque en guise de défense :

— Tout ceci est abject. Il me semble que j’ai le droit à une explication, non ?

Nicolas lui prit le bras avec douceur :

— Viens, rentrons, tu vas prendre froid.

Et, comme elle résistait :

— Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te faire de mal ; de toute façon, je voulais

te le dire depuis longtemps.

— Georges, appela-t-il en entrant dans la maison, voulez-vous servir à

Madame une boisson chaude s’il vous plait. Et, peut-être un verre de vieux rhum aussi.

Elle fit non de la tête. Il insista :

— Je pense que tu vas en avoir besoin.

Il l’emmena dans un petit salon cosy décoré comme un bar d’hôtel anglais avec une épaisse moquette vert foncé, deux canapés en cuir beige qui avaient connus des jours meilleurs et une table basse dont le placage en bois précieux s’écaillait par endroits. Aux murs, des scènes de chasse et une carte ancienne du département de Seine-et-Oise.

— Je crois qu’il vaut mieux que tu t’asseoies.

Et c’est ainsi qu’à 20h30 le 1er décembre 2023, Claire comprit que tout ce qui lui avait été raconté, le bureau design, le grand constructeur automobile, le poste d’ingénieur, n’était qu’un écran, à peu près aussi enfumé que le tripot clandestin dont son mari était, en réalité, le patron depuis cinq ans, au sous-sol d’une villa en pierre meulière des années trente, dans une rue tranquille de Choisy-le-Roi.




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