Les vacances d’été n’ont pas bien commencé pour Camille. Le dernier jour d’école, elle s’est brouillée avec sa meilleure amie pour une histoire de garçon et, trois jours plus tard, les deux filles ne se sont toujours pas réconciliées. Aujourd’hui, alors qu’elle s’apprête à prendre pour la première fois le train seule entre Paris et Brest pour aller voir son père, Camille a dû supporter sans broncher la litanie des recommandations maternelles : « surtout, tu n’adresses pas la parole aux inconnus, sauf au contrôleur, tu ne te bourres pas de bonbons, tu ne laisses pas ta valise sans surveillance ». Sa mère la prend pour un bébé, alors qu’elle vient tout de même d’avoir treize ans et qu’elle en paraît bien deux de plus. Pour couronner le tout, elle a fait tomber sur le sol des toilettes du train son téléphone neuf, que son père lui a offert pour son anniversaire et l’écran est maintenant fendu dans la longueur. Camille se dit qu’elle fera en sorte de cacher l’incident à son papa. Elle ne veut surtout pas le chagriner, elle qui est si heureuse de passer tout un mois avec lui. Elle était toute petite quand ses parents ont divorcé et elle ne se souvient pas d’avoir vécu avec lui, mais elle l’aime plus que tout. Bien sûr, il faudra le partager avec sa nouvelle femme, mais c’est mieux que de ne pas le voir du tout. Et puis Julie est plutôt sympa. Comme elle ne sait pas quoi faire pour s’attirer les bonnes grâces de sa belle-fille, elle lui autorise toutes ces choses que la mère de Camille interdit, comme mettre du vernis à ongle fluo ou se coucher très tard.
Arnaud Levasseur attend avec impatience sa fille sur le quai de la gare. Lorsqu’il l’aperçoit, il constate qu’elle a adopté un nouveau look depuis les vacances de Pâques. Avec son jean slim élimé aux genoux, ses Converse montantes et ses longs cheveux jusqu’au milieu du dos, Camille a définitivement tourné le dos aux longues tresses brunes et aux tenues sages de l’enfance et ressemble maintenant aux filles de son âge.
Arnaud embrasse sa fille puis recule d’un pas pour mieux la regarder.
- Dis-moi, tu es une vraie femme maintenant, je t’ai à peine reconnue lorsque tu es descendue du train.
Camille fait un rictus en guise de réponse. Depuis un mois, elle porte un appareil dentaire et elle s’est entrainée devant la glace à ne plus sourire que la bouche fermée ; elle trouve aussi que ça lui donne un peu le même air énigmatique que la femme sur le tableau de ce peintre italien qui a le même prénom que Di Caprio. Arnaud enchaîne :
- En revanche, c’est quoi ce trou dans ton jean. Ta mère n’a pas les moyens de t’acheter des vêtements neufs ?
- Tu vas pas t’y mettre toi aussi ? Déjà que j’ai les commentaires hyper relou de maman. C’est la mode, ça s’achète comme ça.
- Mouais, j’suis pas convaincu. Sinon, j’aime bien tes baskets qui montent, c’est cool.
- C’est pas des baskets, c’est des Converse. Et puis on dit pas « cool » pour des fringues, ça fait ringard. « Cool », c’est pour une personne.
Arnaud prend sa fille par les épaules et éclate de rire :
- Tu vas me donner des cours pour être à la page on dirait.
- On dit pas non plus « à la page », papa, ça aussi c’est naze. Bon allez, on y va, j’ai hâte de retrouver ma chambre.
- Oui, oui, tiens, donne-moi ta valise. Je suis garé tout près. A propos de chambre, il faut que je te prévienne, on a fait quelques travaux…
Camille ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase :
- T’aurais pu m’en parler. C’est aussi ma maison, non ?
- Tu vas voir, c’est très réussi. C’est une idée de Julie, elle a l’œil pour la déco.
Camille préfère ne pas répondre. Elle s’installe sur le siège avant de la voiture de son père et sort ses écouteurs de son sac à dos.
- Ça te dérange si j’écoute ma musique ?
- Tu peux brancher ton téléphone sur le blue tooth si tu veux.
- Ça va, je préfère mes écouteurs.
- Comme tu voudras.
Le père et la fille n’échangent plus un mot pendant les trente minutes qui les séparent du port de l’Aber Wrach, où se trouve la maison familiale. Seul résonne dans la voiture le murmure de la chaine d’informations en continu, rythmé par les basses qui s’échappent de temps à autre des oreilles de Camille.
Julie, prévenue par texto de leur arrivée, les attend sur le perron. Elle serre Camille dans ses bras :
- Bonjour ma chérie, tu grandis en beauté à chaque fois que je te vois. J’adore ton nouveau look.
- Merci Julie, c’est gentil. Toi aussi, tu as bonne mine.
- Ce doit être le bon air de la Bretagne.
Julie fait un clin d’œil discret à Arnaud qui, derrière le dos de Camille, met un doigt sur sa bouche pour lui signifier de se taire.
Camille ne prête pas attention à leur manège, toute à son impatience de découvrir la nouvelle décoration de la maison.
- Ma chambre est toujours au même endroit ?
- Oui, mais tu as maintenant ta propre salle de douche, répond fièrement Arnaud, nous avons mangé sur la chambre d’à côté.
- Cool. Mais pas pour les amis du coup.
- Bientôt, ce ne sera plus une chambre d’am….
Arnaud ne laisse pas le temps à sa femme de finir sa phrase et s’adresse à sa fille :
- Si je comprends bien, là, on peut dire « cool » ?
Camille lui tire gentiment la langue pour toute réponse, et entre dans la maison. Le salon ressemble maintenant à la couverture de Côté Ouest, avec son mobilier en bois clair d’inspiration nordique et ses murs dans les tons blancs, gris et bleus ; il y a un bouquet d’hortensias sur la nouvelle table basse en granit dépoli, et des coussins assortis aux rideaux sur le canapé. Camille reconnaît que c’est pas mal, mais elle préférait la maison d’avant, dans son jus, avec ses meubles bretons dépareillés, le tapis usé jusqu’à la corde et surtout le grand lit clos qui occupait la moitié du salon[CS1] et dans lequel elle avait enfermé tous ses souvenirs depuis qu’elle était en âge d’en avoir. Une fois les deux panneaux de bois sculpté refermés sur elle, c’était la meilleure des cachettes. C’est aussi là qu’elle venait se réfugier lorsqu’elle avait un gros chagrin ou qu’elle passait des heures à lire les aventures d’Alice ou de Fantomette, lors des après-midis pluvieuses de ses vacances. Camille regarde le mur lisse et vide et se dit qu’avec le lit clos, c’est toute son enfance qui est partie à la salle des ventes.
Elle s’abstient de tout commentaire pour ne pas vexer les adultes et monte dans sa chambre, où son père a déjà posé sa valise. A part la douche et le lavabo, rien n’a changé, à son grand soulagement. Tout est resté là où elle l’avait laissé en avril dernier, y compris le cadre avec la photo de Monette, son arrière-grand-mère paternelle. Elle ne l’a pas connue, mais elle admire cette femme qui était née exactement un siècle avant elle et qui a, par son courage et sa clairvoyance, réussi à éviter les camps de concentration à ses enfants et à son neveu. Camille se saisit du cadre et le met à hauteur de ses yeux :
- Heureusement que tu es encore là, ma Monette !
Lorsqu’elle redescend, Arnaud et Julie ont préparé un apéritif de bienvenue avec du champagne et des petits fours, et pour l’adolescente, du coca et des olives farcies aux anchois, ses préférées. Camille remarque cependant qu’ils font une drôle de tête, Julie surtout se tord les mains, l’air un peu niais. Au moment de porter un toast, Arnaud arbore un large sourire :
- Ma chérie, nous avons une grande nouvelle.
Et là, Camille s’imagine qu’il va lui proposer de venir vivre avec eux, ce dont elle rêve depuis des années. Ce serait trop génial de quitter l’appartement miteux de sa mère en banlieue sud pour aller s’installer dans la grande maison à Chatou, avec le jardin et la petite porte tout au fond qui donne sur le chemin de halage. Son visage s’illumine, elle est suspendue aux lèvres de son père.
- Tu vas bientôt avoir un petit frère ou une petite sœur.
Et il ajoute fièrement :
- Julie attend un bébé.
Comme si elle n’avait pas compris la première fois.
Camille reste bouche bée de surprise et de colère et en oublie de cacher ses dents. Tout à son bonheur, Arnaud prend son silence pour de la joie.
- Tu restes sans voix tellement tu es contente mon ange, tu verras, tu seras une merveilleuse grande sœur.
Mais non, pas du tout, il n’a rien compris. Déjà c’était l’angoisse quand il s’était remarié mais maintenant il y a un avorton qui va lui voler son père, et qui pourra vivre tout le temps avec lui. C’est trop injuste.
Camille tente de faire bonne figure pendant tout le dîner et se plaint d’être fatiguée à cause du voyage. La dernière bouchée avalée, elle file dans sa chambre et attrape de nouveau le cadre avec la photo de Monette qui la comprend, elle au moins. Elle se jette sur son lit et libère les sanglots qu’elle a retenus pendant toute la soirée. Entre deux hoquets, elle se confie à la vieille dame à haute voix. Comment son père a-t-il pu lui faire un coup pareil ? Elle se sent trahie, dépossédée, déjà remplacée. Elle est la plus malheureuse de toutes les filles du monde et elle s’endort le visage baigné de larmes.
(À suivre)
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