L’ambulance arrive au bout de quinze minutes, toutes sirènes hurlantes, et provoque un petit attroupement devant la maison. Tandis que son père est resté près de Julie, Camille indique la salle de bains au médecin urgentiste. Puis, elle répond aux questions angoissées de Michèle Kermarec, la voisine :
- Qu’est-ce qui s’est passé, mignonne ? On a entendu un grand cri !
- C’est Julie, elle a dû glisser en sortant de la baignoire.
- Elle s’est cassé quelque chose ?
- Je sais pas, elle a perdu connaissance.
- Si c’est pas malheureux ! Et avec un bébé dans son ventre en plus !
- Vous êtes au courant pour le bébé ?
- Pas officiellement, mais quand on est une femme, ce genre de choses, ça se voit ! Voyons, tu en fais une drôle de tête ! Tu t’inquiètes pour Julie, c’est ça.
Elle attire contre elle Camille, qui reste raide et tendue :
- T’en fais pas ma mignonne, ça va bien se passer. Tu vas voir, tu auras bientôt un petit frère ou une petite sœur en pleine santé !
Camille se dégage vivement de son étreinte et lui lance :
- C’est même pas ma mère, son gosse, ce sera jamais mon frère ou ma sœur !
Et elle rentre dans la maison en claquant la porte. Michèle hausse les épaules et commente, à l’attention d’une autre voisine qui avait assisté à la scène :
- Pauvre petite, elle est bien perturbée. J’ai essayé de la rassurer mais au fond, je me fais bien du souci moi aussi. C’est pas bon, les chutes, quand on est enceinte…
Dans la salle de bains, Julie est toujours inconsciente mais elle respire et son pouls est normal, bien que faible. Le médecin lui pose une perfusion, la met sous oxygène et l’enveloppe dans une couverture de survie. Puis, il organise par téléphone son transfert à l’hôpital de la Cavale Blanche à Brest. Arnaud tourne autour de lui en se tordant les mains :
- Elle va s’en sortir, dites-moi qu’elle va s’en sortir ! Et le bébé ? Tout va bien se passer, hein ?
Le médecin essaie de le rassurer, sans pour autant lui mentir :
- Je ne sais pas, Monsieur, elle respire, elle est jeune et apparemment en bonne santé, mais il faut attendre les résultats de l’IRM cérébrale et de l’échographie.
Arnaud le saisit par les épaules et bafouille, la voix étranglée par les sanglots :
- Mais vous ne comprenez pas ! Je ne peux pas la perdre ! Elle est toute ma vie, ce que j’ai de plus cher, et elle porte mon enfant !
Le médecin soupire et rajuste ses lunettes, qui ont bougé sous les secousses d’Arnaud :
- Je comprends très bien, Monsieur, croyez-moi, mais je ne veux pas me prononcer avant d’avoir les résultats des examens.
Camille, montée aux nouvelles, a entendu la supplique de son père. Elle apparaît dans l’embrasure de la porte :
- Et moi, je compte pour du beurre ?
Surpris, Arnaud lâche le médecin et se tourne vers sa fille :
- Mais non, bien sûr que non, mais enfin, ma chérie, tu peux comprendre que je sois inquiet, non ?
Camille le regarde froidement :
- Ce que je comprends c’est que tu préfères le bébé de Julie à moi !
Et elle part dans sa chambre où elle s’effondre sur son lit en pleurant.
Arnaud balbutie :
- Mais enfin…
Rapidement interrompu par le médecin :
- Dîtes, quand vous aurez fini avec vos histoires de famille, on pourra peut-être s’occuper de la patiente ?
Aidés de l’ambulancier, les deux hommes placent Julie sur un brancard et la descendent avec précaution au rez-de-chaussée, ce qui n’est pas chose facile en raison de l’étroitesse de la cage d’escalier et du peu d’espace pour manœuvrer. Camille n’est pas réapparue. Avant de monter s’installer à côté de sa femme dans l’ambulance, Arnaud demande à Michèle Kermarec, qui n’a pas quitté les lieux :
- Michèle, occupe-toi de Camille s’il te plait, je pars à Brest, je ne sais pas pour combien de temps j’en ai.
- Compte sur moi mon grand ! Et donne des nouvelles, surtout !
Michèle entre dans la maison des Levasseur et appelle sans obtenir de réponse. Elle inspecte le salon et la cuisine, puis monte à l’étage pour essayer de trouver l’adolescente. Une fois sur le palier, elle entend Camille qui parle à quelqu’un derrière une porte close, sans doute au téléphone. Curieuse, Michèle s’approche sans bruit pour écouter la conversation. L’adolescente s’adresse en pleurant à une certaine Monette :
- Tu te rends compte Monette, si ça se trouve, je l’ai tuée, et le bébé avec, et Papa ne me pardonnera jamais ! Je voudrais tellement que tout soit comme avant !
Michèle, qui ne voit le mal nulle part, se dit que la pauvre Camille n’a plus toute sa tête avec l’accident de sa belle-mère. Un morceau de Kouign Aman et un chocolat chaud devraient lui faire du bien. Elle frappe à la porte :
- Camille, c’est moi, Michèle. Tout va bien ?
- Laissez-moi tranquille !
- Raccroche ce téléphone s’il te plait et viens chez moi.
- Je ne suis pas au téléphone, foutez-moi la paix je vous dis !
Fâchée, Michèle entre dans la chambre de l’adolescente :
- Primo, tu ne me parles pas sur ce ton et deuzio, j’ai promis à ton père de m’occuper de toi, que ça te plaise ou non ! Et d’ailleurs, tu parlais avec qui ?
- C’est pas vos oignons.
Michèle s’apprête à répondre quand elle prend conscience de l’état de la chambre de Camille. Il y a du verre brisé partout sur le sol, avec des photos de famille déchirées, sur lesquelles on peut encore reconnaître la jeune fille, enfant, dans les bras de son père. Seule rescapée, une vieille dame sourit dans son cadre, sur le bureau. Michèle reste la bouche ouverte, interdite. Elle se dit que la pauvre petite est encore plus choquée que ce qu’elle croyait. Elle saisit fermement Camille par le bras :
- Maintenant, tu viens avec moi. Il faut te nourrir et te reposer.
L’adolescente, épuisée, capitule et la suit chez elle.
Vers vingt heures, Arnaud appelle sa fille sur son portable ; elle se précipite pour répondre :
- Allo, Papa ? Comment va Julie ?
- Tout va bien ! Elle s’est réveillée et a passé des examens. Elle a une commotion cérébrale. Elle va être fatiguée pendant une à trois semaines, mais ça devrait aller.
- Et le bébé ?
- Il va bien aussi. C’est un costaud, il s’est accroché ! Nous rentrons ce soir.
- Viens me chercher dès que tu arrives ! Elle est gentille, Michèle, mais elle me saoule grave. Et embrasse Julie !
Camille raccroche et pousse un soupir de soulagement. Finalement, elle n’est pas une meurtrière. Elle se demande ce qui lui est passé par la tête de faire un truc pareil et réalise que la catastrophe a été évitée de justesse. Elle décide de continuer à être gentille et serviable, peut-être que cela paiera et qu’elle ira enfin habiter avec son père.
Depuis son retour à la maison, Julie passe de son lit au canapé et du canapé à son lit. Elle se plaint d’une grande fatigue et de forts vertiges. Arnaud l’entoure de tous les soins, satisfait tous ses désirs ; il lui apporte ses repas, un thé, un livre, une couverture, lui masse les pieds, ajoute un oreiller, le retire, met de la musique, éteint la musique, toute la journée à la disposition de sa femme. Camille, de son côté, est en charge du ménage, de la vaisselle, de la lessive, des petites courses de proximité. Elle se dit que, finalement, c’était mieux quand Julie était vaillante et a hâte de pouvoir enfin profiter de ses vacances. Elle s’aperçoit qu’entre les corvées depuis trois jours et la bouderie du début, elle n’a eu le temps de rien faire et elle regrette d’avoir pourri la situation.
Le matin du quatrième jour, son père s’absente après le petit-déjeuner pour aller faire le plein au supermarché.
- Je te confie Julie ! Tu ne sors pas d’ici tant que je ne suis pas revenu et tu lui apportes ce qu’elle réclame.
Camille soupire :
- Oui papa ! A tout à l’heure !
Elle n’a pas refermé la porte d’entrée qu’elle entend Julie qui l’appelle depuis sa chambre.
- J’arrive !
Elle toque et entre sans attendre la réponse. Julie est en train de faire un jeu sur son téléphone.
- Ah, te voilà. Tu en as mis un temps.
- Tu rigoles, je suis montée tout de suite.
- Peu importe, j’ai à te parler. Assieds-toi près de moi.
La jeune fille s'installe près de sa belle-mère et suggère :
- C’est peut-être pas l’idéal, les jeux électroniques, avec tes vertiges ?
- Si tu veux tout savoir, je vais très bien, mais ça me plait de me faire servir encore un peu.
Camille s’indigne :
- Ah ben ça, c’est la meilleure ! Je peux tout dire à papa tu sais !
- Oui, et moi je peux lui dire que j’ai retrouvé sous le lavabo le bouchon de la fiole d’huile que quelqu’un a négligemment renversée devant la baignoire.
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Inutile de nier, tu es toute rouge. Je sais que c’est toi. Tu n’as sans doute pas voulu me tuer, tu as juste voulu que je perde ce bébé que tu détestes car tu as l’impression qu’il va te voler ton papa. Eh bien tu as tout gagné ma belle. Non seulement je vais continuer de jouer les grandes malades pour te refiler tout le boulot, mais en plus, je vais être beaucoup trop fatiguée pour que tu viennes vivre avec nous après les vacances, comme nous l’avions envisagé.
- Tu me pipeautes, là ! Personne ne m’a rien dit !
- Non, on voulait te faire la surprise et te le proposer juste avant ton départ. Mais maintenant, tu as tout gâché. C’est bête, non ?
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